Samedi soir, “Jack le squatter” (le surnom qu'il avait donné à son cancer) a fini d’achever Jean-François Bizot, à Paris. A quelques kilomètres de là, une partie de campagne. Un journaliste raconte ses années à Actuel: "Jean-François, c’était le type qui allait chercher là où personne ne pensait à envoyer un reporter." Dimanche, j’apprends sa mort. Et me rue sur le Net, que Bizot considérait comme l’un des derniers endroits d’expression de l’underground. Les blogueurs, anonymes ou anciens compagnons de route, lui rendent hommage.
Les débuts d'Actuel, l'aventure Nova ... Son copain, Fréderic Joignot, journaliste et ex-Actuel, raconte sur son blog l'inventeur d'un journalisme éclectique, contestataire et curieux:
"En novembre 1979 sort le numéro 1 d’Actuel nouvelle formule. Financé par Bizot aux deux tiers. Un vrai magazine, une maquette stylée et efficace inventée par Emile Laugier, un DA de la pub, des rafales d’images d’époque, huit grands reportages, des textes longs, dialogués, vivants, façon journalisme américain, des photographes de terrain rameutés par Claudine Maugendre, une batterie de rubriques originales : 'ouvelles industries', 'coup de fric', 'nouveau et intéressant', 'idées fortes', 'tendances'.
"Sur la couverture, Patrice Van Eersel vide la valise qu’il a trouvée dans le palais même du dictateur de la Guinée Equatoriale, Macias Nguéma, en fuite. Titre: "J’ai fait les poches du dictateur fou." Le ton est donné: insolence et grand reportage. Bizot, cheveux courts, cravate de traviole, insomniaque, campe au journal entre deux enquêtes, entouré d’une bande de reporters dignes des Monty Python. Yannick Blanc se transforme en Noir et cherche du travail pour tester le racisme, puis s’inscrit au Front National pour tout raconter de l'intérieur. André Bercoff déguisé en émir fortuné rachète sans problème les grands crus du Bordelais. Bernard Kouchner remonte le Mékong jusqu'aux camps de la mort cambodgiens. Patrick Rambaud part discuter avec les policiers à Belleville :un flic de gauche est-il plus sympa ? Patrice Van Eersel va chanter avec les baleines.
"Je découvre le monde des cafards et de la vermine urbaine dans les caves des cités et des grands restaurants avec la société de désinfection Attila. Nos modèles sont les reporters du "nouveau journalisme" américain, Hunter Thompson, Tom Wolfe, les enquêteurs du magazine Rolling Stone qui écrivent long, avec des dialogues, des anecdotes collectées sur place, racontent leur reportage à la première personne, se mouillent, vont voir de près."
Ancien de "90 minutes", l'émission d'investigation de Canal+, Paul Moreira rend aussi hommage au Bizot "freestyler":
"Jean François Bizot est mort…J’ai du mal à le croire. Je l’ai vu au mois de mai, chez lui, à Saint-Maur. Je savais pour le cancer, tout le monde savait. Mais j’étais sûr et certain que la mort s’était éloignée. C'était entre les deux tours, il parlait de résistance. Il vannait, comme toujours. Bizot parlait comme jouent certains jazzmen, jamais sur la note attendue. S’efforçant d’échapper sans cesse à l’évidence. Free Style, il disait.
"Actuel, j’y ai travaillé entre 1991 et 1993. Un drôle de journal. Explorateur. Bizot cherchait les musiques, les artistes et les pays inconnus. Il avait l’œil de la sentinelle. Et un cerveau hyper-mnésique.
"Chaque fois que je l’ai vu, il m’a parlé d’une de mes enquêtes, réalisée il y a vingt ans, en 1988, sur le crack dans le métro. Il se rappelait de tout, le numéro de la ligne, le nom de la station. Il avait ce fonctionnement un peu particulier qui pouvait épuiser les moins vaillant : les réunions qui s’étiraient tard dans la nuit, les coups de fil à une heure du matin, les consignes obscures… Free style."
La suite de l'article de Rue89 :
Sur le Net, l'hommage à Bizot et au journalisme freestyleUn dernier témoignage :
Bernard Zekri, directeur de la rédaction d’i-Télé et ancien collaborateur du magazine Actuel, interviewé par Les inrocks
Quel type de journaliste était Jean-François Bizot ?
C’était un pionnier, un homme de terrain. Pas le genre à rester derrière l’écran de son ordinateur. Il était tout le temps dehors, à rencontrer les gens, notamment en banlieue, bien avant tout le monde. Il cherchait des MJC, des soundsystems, pour pouvoir parler de la vitalité qui existait aussi à cinquante bornes de Paris. Il avait la passion de l’ouverture.
Il adorait faire des fêtes et des concerts, il adorait rencontrer de nouveaux artistes, il avait toujours de nouvelles infos et de nouvelles histoires à raconter.Comment avez-vous travaillé avec lui ?
A l’époque j’avais une librairie à Dijon, et ce qui se vendait le plus étaient les premiers numéros d’Actuel. Je produisais un disque, d’un groupe sans nom, qui avait juste pour symbole une croix dans un rond. Je suis monté à Paris lui faire écouter, c’était en 1978, ça l’a fait marrer. Il a permis au groupe de se produire, pour nous c’était Las Vegas !
Je suis ensuite parti à New York où il est venu me retrouver à plusieurs reprises. Il m’a aidé à travailler.Dans quelles conditions ?
Que gardez-vous de cette collaboration ?
On avait des rapports souvent compliqués. Il avait un ego très fort qui lui permettait de réussir, d’avoir confiance. Il avait une capacité à s’indigner qui était sa première motivation : être journaliste pour ne pas être passif. Il était très curieux. Ce doit être l’homme qui a le plus écouté de disques sur la planète !
On ne réalise pas la place qu’il a occupée et l’héritage qu’il laisse. Il a permis à des gens comme Frédéric Taddeï, Ariel Wizman, Edouard Baer ou Jamel Debbouze de s’exprimer. Plein de gens qui sont passés par Actuel ou Nova ne se seraient jamais rencontrés sans lui. On ne réalise pas la place qu’il a occupée en France et à Paris, et l’héritage qu’il laisse.
D'autres témoignages recueillis par les inroks :
Disparition de Jean-François Bizot : témoignages